Vivre avec une blessure grave

par Elwin Watts (et remerciements à Charles McKay pour son amitié et son soutien)
Le 21 septembre 1994 : un jour qui devait être pareil aux autres!
Il faisait beau au réveil en ce matin de septembre à l’Île-du-Prince-Édouard et je me suis vite préparé en vue de cette longue journée de travail. Rien d’extraordinaire, que je me suis dit. J’étais heureux et fier de faire partie de l’équipe de construction du nouveau pont de la Confédération entre PEI et le Nouveau-Brunswick (le lien, comme on dit par ici). C’était un gros projet selon les normes de PEI et ça payait bien. C’était l’occasion rêvée de contribuer à la construction du pont à travée le plus long sur mer dans le monde. J’avais 29 ans. Je grimpais sans souffrir l’escalier menant à la salle de contrôle de la centrale à béton et je m’apprêtais à tout préparer en vue d’une autre journée bien remplie.
La vie était belle! J’étais en bonne santé, heureux, avantagé et fier de travailler. J’étais marié à une charmante femme (qui attendait notre deuxième enfant) et j’étais père d’une jolie fille. Je m’entendais bien avec mes collègues. C’était un moment privilégié et nous le savions tous.
J’étais un camionneur d’expérience et, comme je l’avais fait des centaines de fois, j’ai sauté dans le camion, veillé au remplissage et je suis allé à l’un des quais en construction. On travaillait vite dans un environnement bruyant. Les journées étaient longues. On faisait cela six ou sept jours d’affilée, peu importe le temps.
Il y avait de tout sur place : des camions-bennes, des camions à pierre, des bulldozers et des chargeuses. L’ampleur de l’équipement était à l’image de celle des travaux. Les bourdonnements, les hurlements et les klaxons, c’était notre quotidien. On finissait quasiment par ne plus les entendre. À mon embauche, j’ai reçu une formation générale pour m’orienter, mais sans plus. Avec le recul, je m’aperçois maintenant que l’orientation aurait dû être plus approfondie.
Pendant que j’attendais mon tour auprès du camion-pompe, je suis sorti de mon camion pour vérifier la température du chargement et il m’a fallu grimper l’échelle jusqu’au haut de la cuve. De retour au sol, j’ai renseigné mon carnet de charges. Avant de remonter dans la cabine, j’ai eu une brève conversation avec un collègue. On se tenait à côté de mon camion. Il n’y avait rien d’inhabituel à cela jusqu’à ce que je sente quelque chose me pousser face contre sol! C’est un camion contenant 65 000 livres de béton qui me passait sur le corps! Je devais me trouver dans l’angle mort du camionneur, mais je ne m’en souviens pas vraiment. Je me demande encore aujourd’hui comment il se fait qu’il ne m’ait pas vu. J’étais tout près de mon camion, je portais un casque et un gilet. Le camion m’a écrasé le côté droit du corps de la cheville à la taille. Dana, le collègue avec lequel je conversais a réussi à maintenir la partie supérieure de mon corps hors des roues pendant que le camion roulait sur moi, et il m’a sauvé la vie ce jour-là! Dana, c’est le deuxième prénom que nous avons donné à notre fils lorsqu’il est né six mois plus tard!
J’ai réussi, je ne sais comment, à me retourner sur le dos, mais c’est tout ce que j’ai pu faire. Je ne sentais plus mes jambes. Un autre ami s’est vite agenouillé à mes côtés. Il pleurait et disait, « ça s’annonce mal, mon gars, mais on va t’aider! » Quoiqu’il en soit, j’étais sous le choc et dans l’espoir de reprendre un certain contrôle, j’imagine, j’ai demandé à ce moment-là qu’on me donne une cigarette! Ça devait être beau à voir, car j’ai réussi à en griller plusieurs en attendant que les secours médicaux arrivent. J’ai songé à bien des choses, là, sur le sol. Je me suis demandé si j’allais revoir ma fille. Comme ma femme était enceinte, mes enfants grandiraient-ils sans père? L’ambulance est finalement arrivée après ce qui m’a semblé être une éternité et nous sommes allés à l’hôpital de Summerside. Il a fallu 30 minutes et j’étais pleinement conscient.
Aux urgences, la scène était chaotique. J’ai entendu le médecin dire : « Nous allons devoir la couper ». J’ai pensé qu’il parlait de mon pied, alors j’ai fait un geste à l’infirmière pour lui dire de ne pas le faire. Elle m’a rassuré en me disant que le médecin parlait de ma botte! Comme je n’étais pas particulièrement attachée à ma botte, je me suis senti soulagé.
J’étais encore conscient quand Heather, ma femme, est arrivée. Elle est restée à mon chevet. Elle était enceinte de quatre mois et elle était magnifique dans sa robe rouge. Je commençais à penser que je ne verrais plus Alyssa, ma fille, et le bébé à naître. Mes blessures étaient encore plus graves que je l’avais imaginé. On allait me transférer à l’hôpital Queen Elizabeth de Charlottetown dès que possible. J’étais encore lucide, mais je commençais à perdre progressivement conscience.
Mon pied et ma cheville avaient été complètement écrasés. Mes intestins étaient sectionnés et mon bassin était fracturé. Quand je suis arrivé à l’hôpital, on m’a opéré à l’intestin, ce qui s’est traduit par une colostomie. On a stabilisé mon pied et mon bassin. Durant la semaine qui a suivi, ma famille était prête à toute éventualité, car j’avais une hémorragie interne et une pneumonie. Mais j’étais particulièrement têtu et ma condition a fini par se stabiliser assez pour que je puisse me rendre à Halifax pour de nouveaux examens et d’autres chirurgies de la cheville, du pied et du bassin.
Après un long séjour à l’hôpital, j’ai pu retourner à la maison. C’est là, je crois, que la partie la plus difficile de mon parcours a débuté. J’étais face à la réalité et seul avec mes pensées qui s’assombrissaient progressivement. Le plus dur, c’est que je pensais avoir laissé tomber ma famille. Je n’étais plus le pourvoyeur. Je devais demander de l’aide pour TOUT et c’était si difficile! Ça allait au début, car j’étais heureux d’être en vie. Je n’avais aucune idée de ce que la vie me réservait, mais j’ai fini par ne plus vouloir parler à personne. J’avais toujours l’impression d’être « le gars assez stupide pour se faire passer dessus par un camion de béton ». J’ai pendant très longtemps redouté les sorties de peur que quelqu’un ne connaissant pas ma condition me demande : « Que faites-vous dans la vie? ». Je ne travaillais pas et je me sentais comme un véritable raté.
Ce que je ne pouvais pas faire, comme patiner avec mes enfants, jouer avec eux, aller golfer ou simplement aller marcher avec ma femme semait le chaos dans ma tête. J’ai été tellement en colère pendant tellement longtemps! En colère contre moi-même pour être resté près du camion, contre le camionneur — pourquoi ne m’a-t-il pas vu? — contre le fait de ne pouvoir faire ce que tout le monde fait, contre le fait de me sentir incompris. Soit j’obtenais de l’aide, soit je me suicidais. Il est très difficile de partager ces sentiments, de les comprendre, à moins d’avoir soi-même vécu un dur traumatisme. Ils mettent du temps à se dissiper.
J’ai obtenu de l’aide et, après un certain temps, j’ai pensé que je pourrais travailler de nouveau sans trop savoir ce que je ferais. Avec le temps, j’ai obtenu un diplôme en santé et sécurité. J’étais motivé par mon traumatisme et mon rétablissement après l’accident. J’avais le désir de contribuer à réduire la probabilité des accidents du travail. Ça fait 20 ans que j’évolue dans le domaine de la sécurité et je m’efforce de communiquer l’importance d’avoir TOUJOURS recours à des pratiques sécuritaires. Je dis à mes collègues que ce qu’il y a de mieux dans le travail, c’est de revenir chez soi sain et sauf.
J’ai eu de multiples chirurgies au fil des décennies, beaucoup de séances de réhabilitation et de physiothérapie. Je me suis souvent demandé pourquoi j’étais en vie, pourquoi ça s’était produit? Je me pose encore parfois ces questions et je crois que je me les poserai toujours. Je crois cependant que la vie ne s’arrête pas après un grave accident du travail.
Je veux par mon récit illustrer la complexité des accidents du travail graves et exposer, dans certains cas, la réalité qu’un travailleur pourrait ne pas s’en remettre et ne pas récupérer le temps perdu. Il est toutefois possible de se rétablir au niveau émotionnel et physique, de récupérer un semblant de ce qu’on était. Le sens de soi et une vision d’avenir renaissent.
Quand on a l’esprit ouvert, qu’on fait confiance aux fournisseurs de soins de santé et qu’on a l’appui de la famille et des amis, on peut vivre à plein. Il faut pour cela demander et récupérer sur le plan émotif et physique, et je suis heureux de l’avoir fait!
