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Visage d’un traumatisme

Leah-Ann sur un chantier dans son équipement de sécurité.

par Leah-Ann Maybee

Je dormais profondément lorsque mon téléphone a sonné une heure plus tôt que prévu pour mon quart de travail de nuit. J’étais donc un peu sonnée quand j’ai répondu et entendu : « Amène-toi. C’est grave. » Là, j’étais réveillée.

Quand on travaille dans la sécurité, c’est un appel qu’on ne veut pas recevoir. C’était un vendredi en fin de matinée, presque à la fin du quart de travail des gars, à l’heure de pointe. L’appel portait sur accident qui venait de se produire sur le chantier. Je me suis vite habillée et j’ai filé sur le site aussi vite de possible, mais quand je suis arrivée, j’ai souhaité pendant un instant ne pas être là.

Rien dans ma carrière ne m’avait préparé à cela. La scène était horrible, intense et chaotique. La benne de déchargement d’un camion s’était renversée et avait écrasé la cabine d’un autre camion. Mon cœur a chaviré en voyant cela. Ce jour-là, deux camions s’étaient retrouvés garés côte à côte sans raison apparente. J’ai d’abord pensé : « Avons-nous une procédure interdisant qu’ils soient garés ainsi? Et la réponse était oui. » Justement pour éviter ce genre d’accident et les conséquences d’un renversement pour cause d’inégalité ou d’instabilité des sols ou de mauvaise répartition du matériel, notamment de la roche.

Selon l’équipe, ce jour-là un camion est arrivé et a commencé à déverser son contenu, puis il s’est arrêté pour une raison inconnue. C’est à ce moment qu’on a noté que l’autre camion était derrière à ses côtés. Les employés ont pensé que le premier camion avait tout déversé et qu’il s’apprêtait à partir, alors ils ont reculé l’autre camion. Malheureusement, le premier camion est resté là et au moment où le deuxième camion a commencé à tout déverser. Tout a refoulé dans la remorque. Le camion s’est déstabilisé, puis s’est renversé sur la cabine du camion d’à côté. Le camionneur a été écrasé et déclaré mort sur place.

Rien dans ma carrière ne m’avait préparée à cela.

Bien des détails ont mené à cet accident. J’en parle normalement durant les réunions sur la sécurité et les formations, ou lorsque je m’adresse aux gens qui ne comprennent pas bien pourquoi ils doivent adhérer aux procédures de sécurité mises en place. Chaque fois que j’en parle, même après 11 ans, ça me touche. À mesure que j’écris cet article, je revois et j’entends ce qui s’est passé ce jour-là, je m’arrête et je recommence à écrire, sachant que c’est ça un trauma. C’est ce qui te serra la gorge quand tu expliques ce qui s’est passé. C’est ce dont on se souvient quand on travaille sur place à reconstituer ce qui s’est passé (dans mon cas, ce sont les camions à benne). Ce sont les cauchemars liés à la scène, aux gens impliqués et à la réalité qu’on ne peut rien faire. Le trauma, je ne souhaite pas ça à personne parce que ça revient en mémoire au moment où on s’y attend le moins. Ça nous change.

J’ai choisi avant tout de travailler dans le domaine de la santé et sécurité parce que je veux protéger les gens. Dans ma carrière, je me suis souvent fait dire par les dirigeants, superintendants, contremaîtres et mes amis, que je m’investissais trop personnellement au travail. Je prendrai toujours de manière personnelle le bien-être des gens. Ça ne changera pas, même si ça froisse certaines personnes.

Ça faisait 10 mois que je travaillais sur le chantier quand l’accident est arrivé. Je connaissais tout le personnel impliqué. Je les voyais au quotidien. Je ne connaissais pas cependant les camionneurs impliqués. Pourquoi je mentionne tout cela? Parce que je ne sais pas où j’en serais si je les avais connus. Les accidents graves entraînent toujours des répercussions. Les gens impliqués et leur famille seront affectés, tout comme les premiers répondants, le personnel médical et les collègues. Mes amis et ma famille vivent ces répercussions, tout comme moi, car ce sont eux qui m’ont aidé à passer au travers après les évènements et ce qui s’en est suivi.

J’ai traversé une période sombre pendant un bon moment. Je m’étonne qu’à l’époque j’aie pu continuer à travailler. J’ai changé d’entreprise environ deux mois après l’accident, et huit mois plus tard je changeais de nouveau de boulot. Je sentais que je faisais un bon travail dans l’ensemble, mais en fait je ramais. Je buvais tous les jours durant les premières années. Je prenais des risques au niveau personnel que je ne prenais pas avant. J’ai consulté divers conseillers, mais je n’arrivais pas à leur dire franchement ce que je traversais, parce que je niais ce que je ressentais. J’avais l’impression que je n’aurais pas dû être si bouleversée, qu’il me fallait être plus forte. Pis encore, que je devais me sentir encore plus coupable.

Ce n’est que quatre ans et demi plus tard qu’un soir on a cogné à ma porte et qu’on m’a remis une citation à comparaître en cour. Comme chef de la sécurité du site, je m’occupais des registres et de la documentation, j’étais donc un témoin clé dans cette cause contre l’employeur. Je n’avais même pas surmonté le trauma initial que j’avais à le revivre en détail. Après cinq heures passées à la barre des témoins, j’étais mentalement, émotivement et physiquement vidée. Après le procès, j’ai compris que j’avais besoin d’aide et qu’il me fallait être honnête avec le conseiller et envers moi-même.

J’ai finalement admis que je me sentais coupable. Je ne m’étais pas assez battue lorsque les équipes n’adoptaient pas les pratiques en matière de sécurité. Je ne m’imposais pas assez. Je n’agissais pas assez. Je me sentais responsable de la mort de cet homme et des répercussions sur tout le monde autour de lui.

Lorsque j’ai eu finalement parlé de mes sentiments et les ai eu surmontés, j’ai senti que j’avais un poids en moins sur les épaules. Mes souvenirs, mes cauchemars et mon anxiété ne se sont pas envolés pour autant, mais j’en ai de moins en moins au fil du temps. Ils remontent à la surface à l’occasion lorsque je m’y attends le moins. Comme professionnelle de la sécurité, les dirigeants et travailleurs continuent à me dire que mettre en place des mesures de sécurité les ralentit, que c’est difficile et trop coûteux. Je ne gagne pas toujours, mais j’arrive toujours à argumenter que l’alternative est plus ardue, plus coûteuse en temps … et qu’elle se traduit en trauma qui n’a pas de prix.

Lorsque j’ai eu finalement parlé de mes sentiments et les ai eu surmontés, j’ai senti que j’avais un poids en moins sur les épaules.