Aller au contenu principal

Touché par une tragédie

par Wildred Langmaid

Je n’ai jamais connu Leroy Maxwell, mon grand-père maternel, mais son vécu a fait partie des récits de mon enfance. Né le jour de Noël 1887 à Barre, au Vermont, il est mort en 1945, cinq jours avant Noël, quand ma mère — sa sœur cadette — avait 14 ans. Della, ma grand-mère, a vécu avec nous durant toute ma jeunesse. Ma mère et elle parlaient des dures journées de travail de mon grand-père, du fait qu’il devait se lever très tôt chaque matin pour se rendre au travail et de la façon dont se déroulaient ses soirées après un repas du soir pris ridiculement tôt, selon mes souvenirs d’enfant. Après son repas, il s’occupait du grand potager et de quelques animaux, pour veiller à ce que tout le monde ait assez à manger toute l’année, car il avait une famille de six enfants à nourrir, même au beau milieu de la Grande Crise des années 30.

Photo décolorée de deux hommes : le plus âgé est en tailleur et le plus jeune, en uniforme militaire de la Seconde Guerre.
Leroy Maxwell et son fils Donald en 1941. Leroy a été emporté par la silicose en 1945, un an après la mort de Donald durant la guerre en Hollande.

Les dimanches matin, ma grand-mère amenait ses enfants à l’église en ville dans un chariot tiré par un cheval, une habitude que mon grand-père avait délaissée après leur mariage en 1912. Il restait plutôt à la maison pour préparer le repas familial du dimanche, seul jour de la semaine où ma grand-mère avait congé de repas. Ce changement de rythme correspondait à son jour de congé le dimanche.

Selon ma mère, sa spécialité, c’était le « steak à l’étouffée ». Ça consistait en des morceaux de steak qui auraient été très coriaces, si simplement cuits à la poêle; mais recouverts d’oignons et mijotant lentement au four à bois dans une sauce maison, ils pouvaient être coupés « à la fourchette » aux dires de ma mère.

Il n’y a qu’à un seul moment que les repas du dimanche n’ont pas eu lieu, et c’est durant la Grande Crise : l’argent se faisait plus rare qu’à l’habitude. Toute la famille a continué de manger les bons légumes mis au cellier après la récolte annuelle, mais on mangeait surtout de la viande de cerf ou d’orignal que mon grand-père et son fils aîné, Donald, avaient chassés à l’automne. Ma mère et ma grand-mère en on eut tellement ras le bol de la venaison qu’elles n’en ont jamais plus remangée. Mais toute la famille a mangé sans se plaindre cette année-là, reconnaissante de pouvoir manger au quotidien tandis que d’autres éprouvaient de la difficulté à se nourrir et vivaient dans des « hospices » au moment où il n’y avait aucune forme d’aide sociale.

Ma mère répétait souvent la brève phrase que ce protestant, qui personnifiait une éthique de travail en lien avec sa religion, disait lorsqu’il demandait à ses enfants ce qu’ils faisaient, et que par habitude ceux-ci lui répondaient : « rien ». « Des riens, il y en a plein le hangar à bois » qu’il leur disait.

Ils formaient une famille heureuse et aimante malgré les temps durs, mais il y avait un éléphant dans la pièce : mon grand-père travaillait chaque jour dans une carrière de granite. Sa famille avait avant lui travaillé dans une carrière de granite au Vermont, et ses frères et lui avaient déménagé avec leurs parents à St George, au Nouveau-Brunswick, au début du 20e siècle, moment où l’industrie du granite rouge était en pleine effervescence. L’extraction et la transformation du granite rouge ont supplanté l’industrie du bois entre 1890 et 1930. Si bon nombre de pierres tombales massives qui ont été taillées là-bas se trouvent toujours dans les cimetières du coin (une douzaine au cimetière St George), au bureau de poste de la ville et au presbytère presbytérien, beaucoup d’autres pièces en granite rouge ont été exportées. C’est le cas des colonnes du parlement à Ottawa, du monument aux morts d’Ottawa commémorant la Guerre des Boers, de la pierre du musée d’histoire naturelle à New York et des colonnes de la cathédrale catholique romaine à Boston.

Mon grand-père travaillait chaque jour à la carrière de granite. Comme il vivait dans le village rural de Canal, il allait chaque matin à cheval et en chariot avec les autres à la carrière à St George située à 4 km de là et faisait le chemin inverse à la fin de sa journée de travail.

Un article, intitulé L’industrie du granite de St George et les souvenirs de ses habitants, présenté par Eulalia O’Halloran le 4 juillet 1968 à la Société historique de Charlotte County, relate la routine des travailleurs comme mon grand-père.

« Après le sifflet de 7 h, les foreuses se mettaient en marche. On entendait les bruits sourds des tailleurs surfacer le granite, en faire des colonnes et les polir. Les derricks grinçaient au moment de déplacer les grosses pierres, et se mêlaient à cette clameur les cris des travailleurs eux-mêmes. »

« Le sifflet retentissait de nouveau à midi, à une heure et à quatre heures et, deux fois par jour, des équipes d’hommes recouverts de poussière de granite émergeaient des usines. J’avais l’habitude de les croiser au retour de l’école à midi. »

Mon grand-père n’a jamais été victime d’un accident du travail, mais après avoir travaillé des années sans ventilation ni masque, l’un des hommes couverts de poussière de granite émergeant des usines est soudain tombé malade au début de la cinquantaine et s’est retrouvé éventuellement cloué au lit à la suite d’un diagnostic médical. C’était la « maladie des tailleurs de pierre », la silicose, une affection pulmonaire causée par la silice, de minuscules fragments respirés au fil du temps. C’est incurable. Mon grand-père est mort en 1954 à 58 ans, un an après le décès de son fils Donald durant la Seconde Guerre mondiale en Hollande.

Étant enfant, je vivais dans la gratitude en m’imaginant qu’une mort aussi horrible était maintenant évitable. C’est ce que je croyais, en fait, à venir jusqu’à cette année.

Mon point de vue a changé lorsque j’ai participé à un forum familial de Fil de Vie en compagnie de Shelly, ma femme, dont le père est mort d’un accident du travail en 2016.

Bien que la plupart des membres familiaux présents au forum avaient perdu un être cher en raison d’un accident du travail, j’y ai aussi rencontré des gens extraordinaires ayant souffert de blessures dévastatrices au travail et d’autres héros souffrants de maladies professionnelles. Il y avait des survivants d’un type précis de traumatisme lié au travail; d’autres souffraient d’affections pulmonaires pour avoir respiré des toxines pendant des années au travail.

J’étais abasourdi et tout simplement honteux de ma propre ignorance, car j’ai eu le privilège de travailler assis à un bureau ou devant une salle de classe universitaire durant le plus clair de ma carrière.

Je me suis d’abord demandé : « Comment est-ce encore possible? » Plus de 80 ans se sont écoulés depuis que mon grand-père a payé le tribut d’avoir respiré chaque jour les toxines retenues par ses vêtements de travail seulement pour soutenir sa famille.

Puis je me suis dit : « Que puis-je faire ? » : chercher à sensibiliser la population au fait que bien des gens courent toujours des risques au travail. Cet article n’est qu’un mince effort dans cette direction.