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Le chagrin dans la perte : un récit comme tant d’autres

Gros plan d’un homme barbu, souriant à la caméra. Il porte un t-shirt blanc
Ken Wiebe, père de Jolene.

par Jolene Gust

Il y a des dates d’anniversaire qu’on n’oublie jamais. Pour moi, c’est le 28 avril. C’est le Jour de Deuil, jour où l’on se souvient des travailleurs qui ont perdu la vie, ont été blessés ou sont devenus malades en raison d’une tragédie du travail. Ce jour-là, je pense à mon père, Ken Wiebe, mort des suites d’un accident du travail.

C’est aussi pour moi un rappel qu’il y a encore du travail à faire en ce qui touche à la sécurité au travail. Mon père avait remporté des prix pour n’avoir jamais subi de blessures et n’avoir jamais manqué de jours de travail, mais le prix ultime, il l’a payé lorsqu’il est mort électrocuté dans une mine de potasse tout près de Saskatoon. Il allait célébrer son 38e anniversaire de naissance le 23 mai. En 2023, ça fait maintenant 32 ans que mon père est devenu une statistique. J’avais 16 ans au moment de son décès.

Le 14 mai 1991, ma mère m’a réveillée pour me demander de verrouiller la porte d’entrée. Elle devait se rendre à l’hôpital parce que mon père avait été blessé dans un accident du travail.

J’étais un peu confuse, car je savais que mon père avait congé ce jour-là. Il avait prévu des réunions, et ma mère et moi devions rencontrer des amis au lunch.

Dans le corridor, j’ai vu ma mère se démener pour attraper ses chaussures et son sac à main. Je me suis arrêtée lorsque j’ai vu à la porte un homme portant des lunettes de protection. La lampe sur son casque était allumée.

Je me suis demandé s’il savait que sa lampe était toujours allumée.

Plus tard, on a cogné à la porte. C’était les amis avec lesquels on devait manger. Je leur ai dit que maman était partie, que mon père était allé au travail pour réparer de la machinerie à haut voltage, qu’il y avait eu un accident et que mon père était blessé. Ils sont repartis.

On cogne de nouveau à la porte. C’est Frank et Roxanne qui sont de retour. Cette fois je remarque les larmes dans les cils de Roxanne. Les amis de mes parents ont été les heureux élus pour m’annoncer le décès de mon père. Je ressens encore une douleur au cœur en sachant qu’ils doivent vivre avec ce souvenir.

Mes deux sœurs étaient à l’école à ce moment-là. Je ne sais pas comment elles l’ont su ni de quelle façon on s’est tous retrouvés à l’hôpital.

La suite de mon récit est ce qui importe le plus, selon moi, car c’est la dure réalité associée à un décès en milieu de travail.

Silence dans la chambre. C’est froid et aride. Je reçois la consigne stricte de ne pas retirer le drap blanc recouvrant la poitrine de mon père. Lorsqu’il y a électrocution, il y a un point d’entrée et de sortie. Dans le cas de mon père, l’électricité était entrée par une main, avait traversé sa poitrine, puis était ressortie par une main et un pied. Tous les poils sur son visage avaient été calcinés. Il était relié à une conduite d’oxygène par le nez.

On nous a dit qu’un collègue de travail était près de mon père au moment de l’accident. Il a dit l’avoir vu se rendre à la machinerie, retourner à son Jeep pour voir des imprimés, puis revenir à la machinerie. Puis, il l’a entendu ensuite crier « Oh, non ». Il y a eu des éclats de lumière et des étincelles. Se souvenant qu’il s’agissait d’électricité, son collègue n’a pu intervenir. Il en était incapable, car il n’y avait pas de mise à la terre. Il travaillait aussi sous terre, et le facteur temps a joué contre mon père. Il a fallu le transférer dans un véhicule Jeep sous-terrain, demander la descente d’une cage, et l’attendre pour enfin pouvoir le ramener à la surface.

Il y a eu des retombées sur bien des gens ce jour-là : ses collègues, témoins de l’accident, d’autres qui n’ont pas tari d’efforts pour le ramener à la surface dans l’ambulance, l’opérateur de la cage, ses amis qui ont dû annoncer son décès à ses filles, et sa famille. C’était un fils, un oncle, un frère, un mari et un père.

Les répercussions touchent bien des gens lorsque surgit une blessure, une maladie ou un décès causé par le travail.

J’ai appris que le casier qu’occupait mon père est maintenant vacant en sa mémoire.

Si j’avais un message sur la sécurité à transmettre, ce serait ceci :

RALENTISSEZ — étudiez votre environnement de travail. Si vous voyez un danger, ne restez pas là à rien faire. Rapportez-le et prenez les mesures de sécurité requises.

CONNAISSEZ VOS DROITS COMME TRAVAILLEUR. Vous avez le droit de savoir, de participer et de refuser de travailler quand vous jugez la tâche à accomplir non sécuritaire pour vous ou autrui.

RESTEZ FERME SUR LA SÉCURITÉ. Agissez. La sécurité, c’est l’affaire de tous. N’attendez pas que d’autres agissent. Il s’agit de votre vie. Traitez-la avec respect. Exprimez-vous et restez ferme.

En cherchant quoi dire ou quoi faire jouer aux funérailles, je suis tombée sur une chanson de Harry Stamper : « On vient ici pour travailler, pas pour y mourir. » C’est ce qui a allumé ma sensibilité à la sécurité. J’ai su alors que je travaillerais dans le domaine de la sécurité un jour, mais je ne savais exactement dans quelle mesure.

Mon récit n’est pas fait que de perte et de chagrin; il comporte des bonheurs. L’un d’eux est d’avoir la chance de travailler pour l’organisation Energy Safety Canada (ESC). J’y ai eu l’occasion d’en apprendre beaucoup sur la santé et sécurité, y compris d’aller étudier en santé et sécurité dans un programme offert par l’éducation permanente à l’Université de Calgary. Je suis en train de terminer mon deuxième certificat dans ce programme.

J’ai aussi eu le bonheur d’être invitée à une conférence virtuelle de la Women in Occupational Health and Safety Society (WOHSS) il y a quelques années. C’est là que j’ai entendu parler de Fil de Vie. Ma première réaction a été de me demander où Fil de Vie était lorsque j’en aurais eu besoin. Je me suis dit que mieux valait tard que jamais, car tout devient plus facile avec le temps, même si les souvenirs restent. J’ai vite donné suite en participant à la levée de fonds d’Un pas pour la vie. C’est la troisième fois que j’y participe cette année, et je suis fière de dire que Energy Safety Canada était l’un des commanditaires cette année!

Je suis honorée, aussi, d’avoir reçu en 2022 une bourse d’études du Conseil canadien des professionnels en sécurité agréés (CCPSA) par l’entremise de Fil de vie.

J’ai la ferme conviction que tout un chacun, homme, femme, a le droit de retourner chez soi en famille. Je me ferai porte-parole de la santé et sécurité tant et aussi longtemps qu’il y aura des accidents du travail. J’ai trouvé ma voix le jour où mon père a perdu la sienne.