La danse de la sécurité
par Heather Maguire
La dernière fois; mars 2018, Belleville, ON
Dean a garé sa Toyota Corolla en retard dans le stationnement, rien de surprenant là-dedans. Dean n’a jamais été ponctuel, sauf au travail. Il y était rarement en retard. Je pouvais voir notre fille, Mae, 12 ans, assise sur le siège avant. Dean avait été contrarié qu’elle puisse s’asseoir à l’avant; il ne pensait pas que c’était sécuritaire sur l’autoroute. « Elle est plus en sécurité à l’arrière, Heather », avait-il dit. Nous nous rencontrions dans ce stationnement tous les deux dimanches depuis que nous nous étions séparés pour échanger notre plus jeune fille entre nos deux domiciles — le sien à St. Catharines, le mien à Ottawa.
Je le revois là, dans sa nouvelle chemise à carreaux enfilée dans son jean, les cheveux grisonnants soigneusement coiffés. Il avait l’air en bonne santé et heureux, les yeux étincelants alors qu’il me racontait sa dernière musique préférée que lui et Mae écoutaient en chemin. On pouvait toujours compter sur lui pour parler de nos enfants, de la musique, de la politique et du hockey. Go Leafs Go! Nous nous sommes dit au revoir, il a fait un gros câlin à Mae, et nous sommes partis chacun de notre côté sur la 401. J’étais loin d’imaginer que c’était la dernière fois que je le voyais.

Les débuts; hiver 1988, St. Catharines, ON
Dean est entré dans la salle de conférence portant un pull fait main avec une moto dans le dos. J’ai su plus tard que sa mère le lui avait tricoté avant de mourir. Il s’est assis à côté de moi, et nous avons commencé à discuter. Nous suivions un cours en science politique de première année le soir. Il aimait aller à l’école après le travail; moi j’y allais parce que je m’inscrivais toujours à la dernière minute. Nous avons vite commencé à échanger. Peu de temps après, il me faisait des biscuits aux pépites de chocolat et me demandait en mariage.
Il avait 31 ans quand on s’est rencontrés, et moi 19. Il bossait dans l’installation de tôlerie et travaillait souvent en hauteur. Il aimait travailler dehors et aller de chantier en chantier rencontrer de nouvelles gens à qui parler. Il détestait aussi son travail parce que, peu de temps avant que je le rencontre, il avait obtenu pour son petit frère, Tim, un emploi d’été dans son entreprise pour l’aider à payer ses frais de scolarité à l’université. Tim était tombé d’un toit, à quelque 24 pieds plus bas, et avait été très grièvement blessé. Dean a vécu avec cette culpabilité, et il m’a dit qu’il ne s’était jamais pardonné de ne pas avoir assuré la sécurité de son petit frère.
Conférence sur la sécurité; avril 2016, Lindsay, ON
Notre fille aînée, Connor, vient d’obtenir son diplôme d’opératrice d’équipement lourd à Lindsay et a décroché un emploi dans une entreprise d’excavation locale. Elle est à la fois emballée et nerveuse, et en parle à son père. Il s’assure qu’elle a de bonnes bottes de sécurité. Elle lui parle des lieux de travail; il lui dit qu’elle devrait toujours porter un casque. Elle lui envoie une photo de son boulot sur une scie à béton; il lui parle de lunettes protectrices. C’est leur danse de la sécurité. Elle est constamment emballée et, lui, il veille à ce qu’il n’y ait pas de passe-droit sur son chantier. Il fait partie du comité de sécurité au travail, et rien n’est plus important que sa sécurité. Elle le croit.
Les nouvelles; 27 mars 2018, tard le matin, Ottawa, ON
Connor vit à Orillia et travaille chez Shopper’ s Drug Mart. Pendant que nous sommes au téléphone, elle reçoit un appel provenant d’un numéro « inconnu ». Je lui dis qu’elle ferait bien de répondre « au cas où ». Deux minutes plus tard, elle me rappelle. « C’est papa », s’écrie-t-elle, « c’est papa. » Elle me dit que l’appel provenait d’un policier de Toronto et que Dean avait été blessé au travail. Je demande à Connor le nom du policier et son numéro de téléphone. Je lui dis de quitter le travail, d’aller à son appartement, et d’attendre que je l’appelle.
Dean travaillait dans la tôle depuis bien avant que je le rencontre — depuis plus de trente ans — et il faisait toujours attention. Alors quand j’ai parlé au policier, j’ai demandé s’ils étaient certains, parce qu’il était impossible que Dean soit tombé. D’une voix calme et ferme, il m’a dit que Dean travaillait à l’aéroport Billy Bishop de Toronto et qu’il était tombé du toit. Bien que des ambulanciers se soient occupés de lui immédiatement sur place, il avait subi des blessures graves et il était mort sur les lieux. Le policier a dit qu’il était vraiment désolé. Il a dépêché deux policiers chez moi.
Les conséquences immédiates ne sont pas floues, loin de là. Ces moments flottent dans ma tête, comme une vidéo, dans un état permanent de soulagement aigu. Tout d’abord, j’ai rappelé Connor pour lui expliquer ce qu’elle devait faire, étape par étape. Nous vivions à quatre heures d’intervalle, une distance qui cette fois m’a paru bien longue. Puis, je me suis assise en silence sur le canapé et j’ai attendu les policiers. Après s’en être retournés sans m’avoir fournie de nouvelles informations, j’ai envoyé mon travail par courriel et j’ai annulé mon cours. J’ai quitté mon bureau, j’ai monté lentement les escaliers, je suis entrée dans la salle de bain et j’ai vomi. Puis, j’ai attendu cette fois pour que Mae rentre de l’école.
On prévoit bien des choses lorsqu’on a deux filles : des conversations sur l’amour et la puberté, sur l’école et les sports, sur les amis, mais ceci? Aucune mère ne peut les prévoir. C’est donc en toute simplicité que j’ai appris en douceur à Mae que son père était mort. Elle a été bouleversée.
À la cour; janvier 2020, Toronto
Vixman Construction, où Dean travaillait, avait été reconnue coupable de ne pas avoir veillé à l’application des mesures et des procédures de la Loi sur la santé et la sécurité au travail. Autrement dit, Dean ne disposait pas de l’équipement de sécurité approprié.
Je n’arrivais pas à réconcilier cette histoire avec celui que je connaissais depuis si longtemps. Lui qui se sentait chaque jour coupable de l’accident de son frère, qui parlait constamment de sécurité à notre fille, qui ne laissait pas notre jeune de 12 ans s’asseoir sur le siège avant de l’auto. Comment une personne si consciente de la sécurité pouvait-elle mourir ainsi?
Durant les procédures judiciaires, j’ai appris que Dean avait fait une chute de 3,5 m (seulement 11 pi) d’un immeuble à l’aéroport Billy Bishop. Ils avaient travaillé tout en hauteur puis étaient descendus à une passerelle inférieure. Il portait son cordage de sécurité autorétractable et un harnais complet. Cependant, il n’y avait pas un bon endroit pour le sécuriser, donc Dean a laissé son cordage sortir à environ 6 m du point d’ancrage et l’a enroulé autour d’une colonne verticale. Alors qu’il se déplaçait sur le toit, le blocage de son cordage est passé par-dessus le côté du bâtiment, et parce qu’il n’était pas correctement ancré à un ancrage horizontal, Dean a été tiré du toit. Il est mort sur le coup.
Ce jour-là, au tribunal, mes filles et moi avons lu nos déclarations de la victime et demandé au juge de s’assurer que sa mort n’était pas en vain. Si une personne aussi soucieuse de sa sécurité que Dean pouvait mourir ainsi, alors ça pourrait arriver à n’importe qui. Le juge s’est montré aimable et a dit être « contraint de rendre une décision s’écartant de la dissuasion conventionnelle et du beau paradigme ». Outre amende et une probation, l’entreprise a reçu l’ordre de faire des vidéos de formation et de publier un article dans un magazine national de sécurité à la mémoire de Dean. La décision a été renversé en appel en 2022; l’amende est restée intacte, mais pas le matériel de santé et de sécurité. Nous souhaitons que personne ne meure ainsi, qu’aucune famille ne vive ce que ma famille a vécu. C’était tout à fait évitable.
Les retombées; aujourd’hui
Le petit Wilson Dean a maintenant deux ans et court tout autour de la maison de Connor. C’est un garçon occupé : il aime les pelles et les tracteurs, bref tout ce qui a des roues. Connor lui lit un livre, « Bonne nuit, bonne nuit, chantier ». Il ne connaîtra jamais son homonyme, son grand-père. Nous gardons cependant la mémoire de Dean vivante. On raconte des histoires, on parle de lui, on s’assure qu’il fait partie de nos vies. Quand Dean est mort, j’ai scellé soigneusement ses t-shirts dans des sacs Ziplock pour garder son odeur sur eux pour Mae, qui à 16 ans s’enveloppe toujours dans les t-shirts de son père la nuit. Sans son père, la vie de Connor a volé en éclats: elle a dû la reconstruire. Nos pertes sont sans fin. Quiconque connaissait Dean savait qu’il avait une mémoire d’éléphant. Il retenait les détails, se rappelait les tactiques particulières de Connor au hockey ou une pièce que Mae apprenait au piano. Il se souvenait d’incroyables détails sur leur vie; c’est difficile à expliquer. Quand il est mort, ces petits moments s’en sont allés, ces histoires drôles, ces grandes tactiques, les choses que la plupart des gens, moi y compris, oublient.
Le chagrin
Les gens disent que le chagrin comporte deux volets : la perte, puis la nécessité de refaire sa vie. Alors que nous travaillons à refaire la nôtre à notre façon, je ressens de plus en plus le besoin qu’aucune autre famille ne passe par là. J’aimerais donc terminer avec quelque chose dont j’espère que vous vous souviendrez.
Le chagrin nous saisit tous. Ses tentacules sont longs et implacables. J’étais dévasté quand Dean est mort, mais je ne savais pas comment exprimer cette douleur, car nous étions séparés. J’avais l’impression de ne pas avoir le droit d’être aussi brisée. J’essayais de me raccrocher à mes filles à travers leur douleur, sans faire face à la mienne. Mon chagrin est compliqué et désordonné, et c’est en participant au forum familial de Fil de vie que j’ai trouvé acceptation et compassion. Une fois que vous recevez l’acceptation et la compassion des autres, vous pouvez commencer à vous la donner. Alors commence la guérison.